Chapitre 4

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Miniel tomba dans un puits baigné de lumière mauve. El tomba longtemps, dans un air chaud saturé par une odeur acide. 

Puis vint l'impact. 

La vertu plongea dans un liquide épais, ouvrit grand la bouche sans trouver d'air à respirer. El s’agita, son exosquelette tenta de s'agripper à quelque chose. Rien n’y fit. Miniel eut beau se débattre, el ne parvint pas à trouver la surface de ce lac gluant. Étouffé par la panique, sa vision s'assombrit, ses forces rapidement drainées. 

— Miniel ?

La vertu ouvrit les yeux et vit des visages pâles au-dessus d'el. De nombreux élohim l'entouraient. Leurs halos étaient mauves, leur lumière éblouissante. Miniel se redressa, tremblant. El se trouvait allongé sur un sol sombre et visqueux. Dans la pénombre, el distingua le plafond d'une grande caverne aux murs mouvants et ronflants. Au centre, un immense lac d'ichor doré bouillonnait. 

— Où suis-je ? murmura la vertu, sa voix brisée.

— Dans l'estomac, répondit un éloha.

— Hein ?

— L'estomac du Seigneur Aradim, sourit un ange. 

— C'est une blague ? fit Miniel.

— Non ! El t'a avalé ! Tu n'as pas vu ?

Miniel recula, horrifié. El se souvenait en effet de la grande bouche du géant. El était tombé dedans, projeté par Vilanel !

— Miniel, c'est ça ? C'est le nom que je lis dans ton halo, mais il est bizarre. Tu portes un déguisement, non ? Qui es-tu vraiment ?

Miniel ne répondit pas. 

— Le Seigneur Aradim t'a sûrement avalé car tu avais l'air fatigué, expliqua alors un des anges qui entouraient Miniel. Ton halo est faible, tu sembles bien abimé. C'est quoi ce machin ? demanda-t-el en pointant l'exosquelette et ses bras déployés. 

— T'as l'air perdu, c'est ta première fois dans l'estomac, c'est ça ? demanda un autre ange. 

— Attends, on te connaît ? Tu as l'air jeune ! fit encore un autre.

— Tu es de quelle chorale ?

Mitraillé de questions, Miniel ne sut que dire. El ne voulait rien dire, mais elle n'avait plus de choix. Vite, une excuse, un alibi. 

— Je… je travaille pour la Chapelle. 

Les anges échangèrent des regards, entre l'amusement et la surprise.

— Hey, tu peux lâcher le morceau, promis on dira rien aux aînés. 

— Je… je suis une vertu, c'est tout…

— Allez Miniel, fais confiance à tes frères ! insista un des anges. 

— Dis-nous, quel Fitzarch es-tu ?

— Fitzarch ! s'écria soudain une voix ferme. Cessez !

Une vertu s'approcha alors à grande allure de Miniel et du groupe des anges. Vêtu d'une robe de satin parme, son halo mauve brillait fort, illuminant l'estomac. El saisit le bras de la jeune vertu et la tira debout. El la regarda de bas en haut, les yeux remplis de sévérité. Miniel lut dans son halo son nom : Kalfah Fitzarch. 

— Que fais-tu donc dans cet accoutrement ? demanda Kalfah. 

Miniel bégaya une phrase incompréhensible. 

— Le Seigneur t'a vu comme ça ?! pesta la vertu autoritaire. C'est une disgrâce ! 

— Qui est-el Kalfah ? demandèrent les anges. El porte un déguisement ! 

— Un stupide Fitzarch comme vous autres ! Allez vient "Miniel", il est temps de te nettoyer.

Sans demander son avis, Kalfah tira Miniel vers un tunnel étroit. 

— Faites-moi sortir, demanda alors Miniel en haletant. Je veux sortir de ce corps ! Laissez-moi !

— Silence, râla Kalfah. 

— Où m'emmenez-vous ? Vers la sortie ?

Kalfah et Miniel parcoururent quelques minutes les boyaux d'Aradim. Ses tissus diaphanes irradiaient tous de sa lumière mauve, surement émise par son halo au sommet de son être. Son intérieur était plus agréable que Miniel aurait imaginé. Les passages étaient secs et chauds, silencieux. La respiration du Seigneur Fitzarch était lente et apaisante, les battements de ses cœurs diffus. Mais cela ne calma pas Miniel. Suis-je dans un rêve ? se demanda-t-el. Ai-je perdu conscience pendant le combat ? Cette situation était absurde. La vertu agita ses doigts, en quête d'une preuve, d'une sensation de réalité. Sous le rush d'adrénaline, Miniel sentit une vague de douleur faire vibrer ses os. Ses deux cœurs battaient douloureusement. Soudain, Kalfah s'arrêta et fit entrer Miniel dans un nouvel organe. Cette caverne sombre et plus étroite était couverte d'un revêtement lisse, brun et luisant. Kalfah prit Miniel par les épaules.

— Retire cette chose, ordonna-t-el. 

— Je ne peux pas, protesta Miniel. Sans mon exosquelette je ne tiens pas debout !

D'un seul geste, Kalfah attrapa l'exosquelette en question et l’arracha. Miniel, choqué, ne put réagir à temps. Kalfah le plaqua contre la paroi de l'organe. La jeune vertu sentit son corps s'enfoncer dans la matière souple. El cria et tenta d'en sortir.

— Tiens-toi tranquille, jeune frère, exigea Kalfah. Le foie va drainer les substances que tu t'es injecté. Laisse les enzymes entrer en toi. 

— Non ! Stop ! protesta Miniel, sa panique montante. Laissez-moi partir !

Kalfah soupira. De ses fines mains de vertu, el tissa un talisman thaumaturgique. Miniel, malgré la panique, reconnut sa forme exotique, qui suivait les préceptes du Chakra, prisés à Tiphéreth, plutôt que ceux du Méta-Mercurion de Hod.

Non, non, des souvenirs. Il ne faut pas. 

Kalfah posa le talisman sur le front de Miniel et sourit, le regard amusé, alors que la jeune vertu se calmait sous l'effet de la thaumaturgie. Miniel aurait dû tomber dans un état de quasi-sommeil, cotonneux et confortable. Mais el, résista et lança un regard de défiance à Kalfah.

— Tu n'es pas très malin, mon frère, s'amusa la vertu. Tu as la trace de la magie du sang en toi. Tu es un fugueur de toute évidence. Comment oses-tu utiliser de telles thaumaturgies ? Allons, il est inutile de résister. 

Non, pas maintenant, pas déjà, se dit Miniel. Kalfah poursuivit :

— Laisse Aradim te purifier de la marque de la débauche. El sera plus clément si tu coopères. 

Miniel fut pris d'une violente douleur. Les secondes s'allongèrent en minutes, en heures. Kalfah resta debout devant Miniel, l'observant attentivement. Miniel poussa un long soupir et sentit son corps se vider d'une énergie épuisante. Le soupir dura, des minutes, des heures lui aussi. Miniel se sentit mis à nu, sans pouvoir rien n’y faire. Mais au bout d'un moment, son esprit comateux retrouva un état de clarté qu'el n'avait pas connu depuis des années. Son corps douloureux se détendit. El leva les yeux, et scruta Kalfah le regard ahurit, mais éveillé, lucide. Des larmes coulèrent sur ses joues.

— Michaël Fitzarch, lut Kalfah. Mmh... Tu n'es pas d'ici…

Michaël dirigea son regard vers le néant, soudain gêné de croiser celui de son frère. 

Quelques minutes plus tard, Michaël se retrouva de nouveau dans l'estomac. Une cinquantaine d'élohim se trouvaient là, tous des Fitzarch. La couleur mauve de leurs halos et la puissance de leurs lumières révélaient leurs identités. Celui de Michaël aussi le révélait à présent, libéré de la transformation du jus de grenade.

La majorité des Fitzarch présents étaient des anges, naturellement, car le Grand Architecte en était l'inventeur et l'ancêtre. Il y avait aussi quelques vertus et principautés. Ces dernières tissèrent une tunique parme à Michaël, semblable à celle que tous portaient ici. Le mauve était la couleur des anges, du Grand Architecte, d'Aradim. Tous ici, Michaël le comprit vite, faisaient partie de la cour du roi de Tiphéreth et voyageaient avec lui sur sa tournée. Els avaient été avalés par leur frère et seigneur, qui leur offrait ainsi quelques heures de paix, à l'abri de la foule hystérique qui suivait le souverain.

— Tu es dans le Sanctuaire des Sanctuaires, expliqua Kalfah. Alors montre-toi très respectueux. 

Aradim Fitzarch avait inventé les Sanctuaires, ces grandes pompes à âmes, abri des élohim. Mais Michaël comprit qu'Aradim el-même était un Sanctuaire. Dans le fond de son estomac, profond dans le lac d'ichor, se reposaient des âmes mortelles, en chemin vers EL. Ici, elles prenaient la forme de bulles grosses comme un poing. Les anges présents veillaient sur elles, du moins, supposément. En ce moment, els étaient davantage intéressés par Michaël, le petit nouveau. 

— D'où viens-tu, jeune frère ? demandèrent les anges. Tu n'es pas d'ici…

— Allons ? Pourquoi tu ne dis rien ?

Michaël baissa les yeux, les lèvres scellées. 

— Tu as de beaux cheveux, complimenta une principauté. Si noirs ! Je n'ai jamais vu ça !

— Je sais d'où el vient, clama alors une vertu. El vient de Hod. Les hodiens ont des cheveux noirs, c'est bien connu. 

— Ses yeux sont froids, commenta un ange. On dirait de la glace bleue des régions polaires, sur les mondes de Malkouth. 

— Que fais-tu ici ? demandaient encore et encore les Fitzarch. 

Non loin, Kalfah observait en silence Michaël. EL semblait être l'ainé ici. En sa présence, les autres se tenaient sages, retenant leurs frustrations face au silence du nouveau venu. Michaël le regarda quelques instants. Kalfah avait la main posée contre la paroi de l'estomac. Son halo scintillait. El communiquait. 

Quelques minutes plus tard, Kalfah rejoignit Michaël et lui demanda de le suivre. Le jeune prince obéit. Ensemble, els remontèrent dans le large œsophage d'Aradim. Arrivés à la gorge, el virent l'intérieur de sa bouche entrouverte et le paysage à l'extérieur, bruyant, coloré, chaotique. Le vent, causé par la respiration d'Aradim, balaya Kalfah et Michaël, soulevant leurs ailes. Pour ne pas basculer, Kalfah pressa Michaël de monter vers le nez. Au sommet de la cavité, els passèrent une paroi poreuse pour atteindre la base de son cerveau. Effrayé, Michaël lutta pour ne pas trembloter. Kalfah se tint debout à ses côtés et attendit. 

Un œil apparu alors à la base du cerveau d'Aradim, de la taille d'un gros ballon. Son iris était mauve, strié d'or et d'argent. Michaël recula, aussi surprit que dégouté. Kalfah le retint par le bras, lui intimant de rester digne et droit. L'œil reluqua Michaël. Kalfah tendit alors quelque chose au jeune Fitzarch, un long cordon noueux, épais, pâle. Michaël le prit et soudain, un courant électrique passa dans tout son corps. Michaël gémit. Son corps se secoua. El sentit son esprit se faire retourner dans tous les sens, exploré, pillé. Après ce qui sembla être une éternité, le cordon tomba des mains de Michaël et tout cessa. Souriant, Kalfah clama :

— Le seigneur Aradim accepte ta présence. Tu resteras parmi nous à son bon plaisir. 

Michaël resta bouche bée un instant. 

— C'est… c'est tout ?

— Oui, affirma Kalfah. 

— Que… que va-t-el faire de moi ? Je peux lui parler ?

— El a fouillé ton esprit et a jugé bon de te garder ici, parmi nous. C'est tout, c'est ainsi.

Michaël acquiesça en silence, l'esprit vidé de toutes pensées. L'intervention étrange d'Aradim semblait avoir fait taire sa voix intérieure. Kalfah redescendit avec le jeune Fitzarch. Dans un organe non identifié, Kalfah poussa Michaël dans une chair sanguinolente qui enveloppa son corps.

— Ici tu guériras. Maintenant, dors.



Sur le dais, le Seigneur Aradim trônait, assis en tailleurs parmi des milliers de ses frères.

Michaël observa le géant de ses yeux perçants. Aradim était élancé, incroyablement pâle. Ses longs cheveux mauves flottaient derrière lui, tout comme les pans de sa toge. Son visage était fixé dans une expression béate, sa bouche entrouverte pour laisser entrer et sortir ses petits frères de son corps-sanctuaire. Michaël huma l’air frais avec gratitude, heureux d’avoir retrouvé l’extérieur. Autour du cortège, le chaos de la fête permanente était assourdi par des atténuateurs, Michaël l’entendait. Plus besoin de rester dans le corps du Grand-Frère pour trouver un peu de répit.

— Profite qu’on soit entre deux mondes-fleurs pour prendre l’air, avait conseillé Kalfah. Car dès qu’on arrive en zone urbaine, plus rien de nous protège de la foule.

Aradim et son cortège de milliers de Fitzarch parcourait les mondes-fleurs de Tiphéreth sur une succession de larges tapis volants, brodés de mauve, d’argent et d’or. La plupart des passagers étaient assis en tailleurs autour de festins d’ichor et d’ambroisie, gourmandises de toutes les couleurs. Michaël observait ses frères sans discontinuer. EL n’avait jamais vu autant de Fitzarch à la fois. À Kokab, notamment dans la chorale de Brenna : HodArch, els n’étaient que quelques milliers de fils du Grand Architecte. Mais ici, où le dernier primordieu régnait, els devaient être des millions. Dans le cortège, Michaël en avait décompté environ dix mille. Tous faisaient partie de la cour de leur aîné, Aradim.

Le géant était entouré de ses favoris, mais laissait tous ses petits frères s’approcher chacun leur tour pour qu’aucun ne se sente négligé.

— Tu as quelque chose à lui demander ? demanda Kalfah.

— Non, répondit Michaël dans un demi-mensonge. La jeune vertu avait quelque chose à demander à son grand-frère, bien sûr. Mais el s’en gardait. EL ne pouvait lui faire confiance.

Kalfah croqua un grain de raisin d’ichor en scrutant Michaël.

— Quoi ? finit par lui demander ce dernier. Toi, tu as quelque chose à me demander à moi ?

— Tu regardes tout avec de grands yeux, dit Kalfah. Tu ressembles à tous ces anges pèlerins qui débarquent ici.

— Comme eux, je ne viens pas d’ici, avoua Michaël.

— D’où viens-tu ?

— De Hod.

Kalfah leva les sourcils en faisant une moue ennuyée. El avait déjà compris que Michaël venait de Hod et s’attendait à une réponse bien plus précise. 

— Je suis venu ici pour rencontrer Père, dit Michaël.

— Tu n’as jamais rencontré le Grand Architecte ? demanda Kalfah.

— Si, quand j’étais tout petit. Je n’en garde qu’un souvenir flou.

— Comme nous tous, dit Kalfah. 

— Ah ?

— Pourquoi veux-tu le rencontrer ?

— Pour… pour faire connaissance… C’est mon Père apr…

Kalfah s’étouffa dans un éclat de rire, interrompant Michaël. 

— Par EL, quel intérêt ? s’esclaffa Kalfah. Si tu as une faveur à lui demander, laisse tomber. C’est à peine si el parvient à nous distinguer les uns des autres. Nous sommes des millions et nous avons tous le même halo.

Michaël secoua la tête, masquant son agacement et ignorant la vague d’angoisse qui lui serra les cœurs.

— J’essayerai quand même, rétorqua-t-el finalement.

— Eh bien j’espère que tu aimes patienter. Quel âge as-tu ?

— Euh, entre vingt et trente cycles, bégaya Michaël.

— Estime-toi heureux si tu parviens à le voir avant ton cinq centième anniversaire.

Michaël écarquilla les yeux. Tu te moques de moi ?! faillit-el crier. Kalfah lut cependant son émoi dans son halo.

— Le voyage d’Aradim est loin d’être terminé, expliqua Kalfah. Et une fois que nous serons rentrés au Palais d’Argent, tu mettras longtemps avant d’obtenir une audience avec les pashas.

— Les pashas ?

— Les serviteurs personnels du Grand Architecte.

— Je veux le rencontrer en personne.

— Alors tu attendras bien plus encore. Ta requête pour le voir sera sûrement ignorée. C’est ainsi pour nous tous, crois-moi.

— N’as-tu rien d’autre à me vendre que du désespoir ?! s’emporta Michaël.

— Allons, ria Kalfah. Pourquoi tiens-tu tant à rencontrer Père ? Ça n’a pas d’intérêt, pas du tout. Mmh ?

Michaël se garda bien de révéler son objectif véritable. El en avait déjà trop dit. El reporta son attention sur Aradim le géant.

— N’y compte pas non plus, dit Kalfah, nasillard.

Michaël ne regarda même plus cet ennuyant frère, dont les paroles fatalistes le dégoutaient. Celui-là n’avait jamais rien accompli dans sa vie, jugea-t-el. C’est une vertu, que fait-el à se pavaner dans la cour d’un archange au lieu d’aller servir à la Chapelle, ou se battre sur le front ? Inutile de chercher de l’aide auprès de cette larve. Michaël se leva et avança vers Aradim, bien décidé à le convaincre lui de l’aider.

Mais juste derrière, Kalfah se leva et suivit Michaël. Le jeune Fitzarch s’approcha de son illustre aîné. Une file d’anges patientait pour lui rendre hommage, ou pour embarquer dans son corps. Michaël la contourna et doubla ses frères. Kalfah l’attrapa par le bras et le tira en arrière.

— Que fais-tu ? râla-t-el.

— Je vais demander conseil à Aradim, puisque tu n’es pas capable de m’en donner d’utiles.

Le regard de Kalfah se fit froid comme la glace. Mais celui de Michaël l’était plus encore.

— Pour qui te prends-tu ? cracha Kalfah. Arriviste ! Attend ton tour comme tout le monde ici. Et ne crois pas pouvoir demander une telle faveur à Aradim alors que tu viens d’atterrir sans prévenir ici dans un déguisement ridicule ! Ne comprends-tu pas quelle chance tu as eu d’être accepté parmi nous ?!

— C’est Aradim qui m’a accepté, non ? sourit Michaël. Mais je n’ai même pas pu me présenter à lui correctement. Je veux simplement discuter.

— Tu pues encore le jus de grenade, constata Kalfah. Tes os sont brisés de toutes parts. De toute évidence, tu n’es pas stable ni sain d’esprit. Je ne te laisserai pas parler à Aradim avant un bon moment, crois-moi.

— Et pour qui te prends-tu toi ? rétorqua calmement Michaël. Tu n’as pas l’autorité de décider qui peut parler à Aradim ou non !

— Si ! dit sévèrement Kalfah. Je suis un de ses pachas, de ses disciples. Et je suis en charge d’empêcher les idiots comme toi de perturber notre cour et notre voyage.

— Oh, quelle aubaine, minauda Michaël.

Kalfah tira sur le bras de Michaël et le traîna vers l’arrière du cortège, loin d’Aradim. El le poussa au sol. Michaël s’affala sur le tapis. À quelques mètres, un groupe de jeunes vertus Fitzarch discutaient.

— Reste ici, avec les petits comme toi, ordonna Kalfah. Mais ne mets pas de poison insolent dans tes paroles. Sinon, je te priverai même de compagnie. Si tu es malin, tu comprendras comment obtenir ce que tu veux ici. Sinon, tant pis pour toi. Je te jetterai par-dessus bord et personne ne s’en plaindra.

Michaël roula sur son dos et soupira. El contempla quelques instants l’infinité de Shemesh. Des centaines de mondes-fleurs flottaient dans l’espace pailleté. Grands comme des galaxies, Aradim allait parcourir chacun d’eux. Combien de temps cela prendrait-il ? Des siècles sûrement. Un souverain voyageur, une cour nomade. Au moins Aradim régnait près de son peuple. Mais le Grand Architecte… Le Grand Architecte était dans le Palais d’Argent… et n’en sortait jamais.

Michaël se redressa. Le Palais était à peine visible d’ici. Il n’était qu’un point scintillant perdu dans le cosmos doré de Tiphéreth. Des rivières de pèlerins s’y rendaient, formant des nuées dorées qui sillonnaient l’espace, s’étendant entre les mondes-fleurs pour former des routes sacrées entre eux. Michaël avait souvent envisagé de se mêler à la foule des anges adorateurs. Els allaient après tout au Palais d’Argent pour honorer le Grand Architecte, se baigner dans son halo primordial, à la puissance inégalée. Mais la jeune vertu était trop abîmée pour supporter un tel voyage. Emporté par le chaos frénétique des pèlerins, son corps se serait désarticulé, et son âme serait partie rejoindre le Berceau.

— Dans un ou deux siècles encore, répondit l’ange lorsque Michaël lui demanda quand Aradim reviendrait au bercail. Le Grand Architecte ne peut pas sortir… Il parait… Donc c’est important que son plus grand fils se montre au peupl’aile. Sinon… els auraient peur…

Michaël réprima un soupir désespéré. El s’agenouilla parmi ses frères et se présenta à eux, sans dire plus que ce qu’el avait révélé à Kalfah.

— Et vous, vous êtes des vertus comme moi, parlez-moi de vous, demanda Michaël à ses frères nouvellement rencontrés.



— Kalfah ! Kalfah !

La vertu Fitzarch grogna. Qui osait le déranger pendant sa sieste méditative ?

— Il se passe quelque chose à Guebourah ! dit l'ange qui le secouait. Réveille-toi.

"Il se passe quelque chose à Guebourah". Voilà une phrase que Kalfah avait entendue bien des fois. À la cristalvision comme dans la bouche de ses frères, elle n'annonçait jamais rien de bon. 

— Quoi ? soupira la vertu.

— Un nombre sans précédent de démons sont sortis de l’Abysse ! Guebourah est assiégée ! Els disent que c’est une nouvelle horde titanesque !

— Oh par EL…

Kalfah se leva, les membres traversés de frissons. Une nouvelle titanomachie commence, comprit la vertu. 

Il y avait plus de six mille ans, la mise en marche des partzufim avait mis fin à la Seconde Brisure et aux assauts démoniaques, donnant quelques millénaires de répit aux élohim. Mais ce répit avait cessé au onzième millénaire. Sans prévenir, des hordes aux proportions absurdes avaient émergé de l’Abysse et s'étaient succédé, poussant la Création au bord du précipice. Pourquoi ? Comment ? Les élohim ne le savaient pas. Et ces hordes n'étaient pas typiques. Ses démons possédaient un intellect supérieur. Au lieu d'attaquer tout ce qui se trouvait sur leur chemin, ils outrepassaient leurs instincts destructeurs pour suivre des stratégies d'assaut précises, ou de contournement. 

Malgré cela, les élohim avaient résisté, s’étaient battus Ainsi, cinq grandes guerres, appelées “titanomachies” avaient eu lieu, la dernière, contre la horde Ereba s’était achevée deux siècles auparavant. Mais voilà d’une sixième horde survenait ?

Kalfah se connecta au réseau EL et dans son esprit, regarda la diffusion de la chaîne Skynews. Cette dernière montrait en boucle les images du cataclysme, filmées par de courageux ophanim. Les démons déferlaient sur la séphira de Guebourah, la coquille de cristal qui contenait le royaume. Sur sa surface, les vagues destructrices de ténèbres engloutissaient des milliards de halos. Kalfah se déconnecta, le cœur au bord des lèvres. Hors de sa tente, el entendit les cris et les pleurs de ses frères. La vertu se leva en un bond, prêt à tisser. 

Sur l'immense tapis volant, des petits Fitzarch courraient partout, paniqués. Kalfah vit le grand Aradim au loin, le visage figé, la bouche toujours ouverte. Son halo pulsait intensément. El échangeait avec les pachas, c'était certain. Qu'allait-el décider ? El ne pouvait retourner au Palais d'Argent. Le message envoyé serait trop grave, trop désespérant. Mais il fallait déjà calmer ses frères. Kalfah brandit son filet de lumière et chercha des Fitzarch vertu. El ne les vit pas sur le tapis. El chercha alors leurs halos dans le réseau EL et les vit soudain par-dessus le cortège, volant en formation. Un immense filet tomba alors sur le tapis, gorgé de thaumaturgies d'apaisement. 

Depuis les hauteurs, Michaël croisa le regard de Kalfah, les cœurs battants. La jeune vertu tenta de stopper ses propres tremblements alors que son frère la rejoignait. 

— J'ai pris l'initiative de clamer tout le monde avant que… que le chaos…, tenta d'expliquer Michaël, la voix raillée par l'émotion.

— Sans moi ? gronda Kalfah. Je suis le maître des vertus ici ! Tu ne peux pas engager tout le monde comme ça sans mon aval !

— J'ai dû agir, se défendit Michaël. La panique montait !

Et tu dormais, voulut ajouter la jeune vertu. Kalfah observa son filet. 

— Où as-tu appris à faire une telle formation ? demanda-t-el, la mine surprise. Ça ne suit pas les principes du Chakra... Cela ressemble à une configuration militaire. 

Michaël déglutit. Kalfah n'avait-el pas fait ses recherches ? Ne savait-el pas que Michaël venait d'Ennead, la chorale militante de l'archange Raphaël de Hod ? Tant mieux, pensa Michaël. Moins el en sait, mieux c'est. 

— Je ne vais pas pouvoir maintenir cette formation des siècles, avertit Michaël sans répondre à la question de Kalfah. Il faut qu'Aradim s'exprime, pour calmer tout le monde. El n'a rien dit depuis mon arrivée, et c'était il y a des semaines.

— Aradim ne parle pas, dit Kalfah. El est… non verbal. 

Michaël fronça des sourcils. Aradim avait-el une anomalie de l'esprit ? Comment un archange-roi pouvait-el souffrir d'une telle tare ? peut-être ne parlait-el pas pour éviter de croquer un de ses frères sans faire exprès. Les Fitzarch sortaient de sa bouche en trombe. 

— Nous devons trouver un moyen de calmer les esprits de nos frères, reprit Michaël alors que Kalfah semblait réfléchir. La plupart sont des anges. Je n'ai pas l'habitude de travailler avec des anges. Qu'aiment-els entendre ?

— Les anges prient, dit Kalfah. Els ne savent rien faire d'autre que de prier pour les âmes de leurs créatures.

Michaël ne comprit pas tout à fait le raisonnement de Kalfah. Les anges guidaient leurs créatures avant tout, manipulant leur inconscient. Els n'étaient pas impuissants face à leurs destinées. Mais els priaient, en effet, lorsque leurs protégés devaient passer les épreuves de l'ascension vers EL. Seules les âmes les plus développées échappaient enfin au cycle de réincarnation. Michaël revit les images des ténèbres déferlant sur Madim. Bientôt, les démons atteindraient les âmes qui transitaient dans le Sanctuaire de la capitale…

— Très bien, dit finalement le jeune Fitzarch. Organisons une prière collective à partir d'Aradim. El est capable de prier non ? 

— Oui, affirma Kalfah. C'est une bonne idée. Tu devrais la porter toi-même au Seigneur. 

Michaël observa Kalfah quelques instants, étonné de cette proposition.

— Tu t'es bien intégré parmi les vertus ici, els t'ont suivi dans cette formation sans broncher il semble. Le filet part de tes mains. Elles ne font que le répliquer. 

En effet, Michaël se trouvait au centre de la formation des vertus. Ces dernières tissaient les thaumaturgies du jeune Fitzarch venu de Hod. Kalfah souriait. 

Ça y est, je mérite l'attention du plus grand de nos frères, comprit Michaël. Son plan avait fonctionné. Le désastre de Madim, tout catastrophique qu'il soit, avait au moins accéléré les choses. Une frustration brûlante s'ajouta à l'effroi de Michaël, à son excitation aussi. D'anciens chemins remontèrent à son esprit. Et si mon voyage dans le Domitia avait atteint sa destination ? Et si j'avais été à Guebourah aujourd'hui ? Michaël soupira. L'heure n'était pas aux "et si ?". El reporta son attention sur l'avenir. 

— Que va faire Aradim si ça s'avère être le début d'une titanomachie ? demanda Michaël, curieux. 

— La même chose que lors des cinq titanomachies précédentes, dit Kalfah. Continuer sa tournée comme si de rien n'était. 

Michaël grimaça, mais se retint de commenter. Aradim n'est pas un lâche, se persuada-t-el. El fait ce qu'el doit faire. 

— Aradim est un ange, à la base, dit alors Kalfah, qui devinait les pensées de son jeune et téméraire petit frère. El garde les siens pour qu'els gardent bien les âmes. 

— Je comprends, répondit Michaël. 

— Emmène ta formation vers notre aîné, vertu militante, ordonna Kalfah. Je lancerai la prière et toi, tu la diffuseras dans tes thaumaturgies. C'est possible ça non ?

Michaël acquiesça et transmit ses instructions aux Fitzarch vertus. Sur le chemin, el étendit son filet, encore et encore. Ses mains tremblantes commencèrent à pulser de douleur. Cela faisait longtemps qu'el n'avait pas tissé un filet aussi grand. Sans son exosquelette, ses os ployaient. Mais Michaël l'ignora et fonça vers Aradim. Le halo de Kalfah pulsa quelques instants sur le même rythme que celui du géant. Puis el chanta :

Dans les cieux, où les étoiles brillent doucement,

Nous entendons le tonnerre lointain, un rêve s'effaçant.

Dans le royaume de Guebourah, où tombent les ombres,

Nous sommes unis, répondant à l'appel des sombres.

Même si les démons se rassemblent, libérant leur furie,

Nos esprits restent intacts, notre résolution grandit.

Au cœur de la tempête, notre foi demeure forte,

Ensemble, nous réparerons la Création.

Nous fermerons l'Abysse

Michaël étendit son propre halo, tissant sur son filet des centaines de thaumaturgies. El envoya des ondes calmantes à ses frères, imbibées des chants pleins d'espoirs venus de Kalfah.

Que notre chant s'envole, vers les cieux, au-dessus,

Une mélodie de courage, d'espoir, d'amour.

Face à la nuit, nos lumières ne s'éteindront pas,

Ensemble, sans peur, notre chemin se tracera.

Bientôt, tous les Fitzarch furent liés par le filet, renforçant leur connexion au réseau EL local. Un tourbillon plein d'espoir entoura Aradim. Mais el ne réagit pas. Son visage resta figé. Michaël étendit alors son filet et le posa sur le halo de son grand aîné. Mais au même moment, ses mains s'enflammèrent, puis en une aspiration, tout son corps. Aradim ouvrit grand les yeux. En un mouvement immense mais rapide, el prit Michaël entre ses doigts, et le porta à ses lèvres, l'arrachant à son propre filet.

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